Anne ma soeur Anne...

Au mitan de ma deuxième décennie, dans le courant des années soixante-dix, elle est comme une grande- grande soeur que je découvre un peu mieux, frange brune, voix forte et fragile tout à la fois, elle chante. Depuis longtemps déjà et elle a "fait" Bobino. Mes copains et copines de gauche, et même gauchistes, les copines surtout, me la font un peu mieux découvrir, parce qu'elle est "des leurs", d'une certaine façon, féministe, mais joyeuse autant que féroce, et j'aime bien!

Et puis je l'oublie un peu...jamais vraiment mais d'autres artistes me parlent plus, à cette époque. C'est lorsque je deviens mère, qu 'elle va prendre toute sa place parmi la famille que nous constituons peu à peu! Ah ses fabuleuses fabulettes, dont mes filles ont écouté et ré-écouté les cassettes, que nous emmenions, avec quelques autres, un peu partout en vacances.

Et puis surtout, elle fut de toutes nos joyeuses veilles de Noël, de tous nos 24 décembre,  dans la cuisine où s'élaboraient le festin du soir, et le traditionnel pain d'épices maison que je ne confectionnais que pour cette occasion, effluves épicées de cannelle et de miel, de fruits secs et d'écorces de mandarine ou d'orange! Avec Anne, mains dans la farine et opération pâte à sel sur la table de la cuisine, nous en avons entonné, les filles et moi, des " Quand Noël s'en vient"!  et des " Noêl n'est pas au magasin, mais dans nos coeurs et dans nos mains!" Les avons-nous écoutées, à les connaître mot pour mot, ses histoires merveilleuses et rigolotes, celle de la petite Josette et celle de l'escalier de Noël! Elle a tellement compté, Anne, dans notre célébration tendre et chaleureuse de Noël, que nos souvenirs ne seraient pas aussi gais et colorés, sans elle et ses petits chefs-d'oeuvre!

Les filles ont grandi. Elles se sont égaillées à travers le monde, ont quitté le nid. Noël n'est plus tout aussi magique... On n'écoute plus Anne les après-midi du 24, même si, au fond, elle est toujours là, quand je me retrouve en cuisine, chaque année, souvent seule désormais pour préparer le repas de réveillon, et perpétuer l'élaboration du  pain d'épices devenu LA tradition de notre tribu, quoique notre cadette prenne parfois le relais maintenant.

Mais ces toutes dernières années, je l'ai retrouvée, ma soeur Anne. Souvent très drôle, Anne, regard plein d'humour sur tant de sujets: vieillir, la vie qui passe sans qu'on s'en rende vraiment compte (" qu' est-ce que j'oublie?"), les petits calvaires quotidiens d' être une femme: "les hormones" et le maquillage qu'on s'impose, mascara qui coule, la vieille bagnole qu'on aime bien et dont on a du mal à se séparer, brave " Berthe aux grands pneus"!

Et j'en passe!

Désormais, elle me touche comme jamais, je crois! Elle a perdu sa frange brune, remplacée par une tignasse courte au roux incendiaire et tonique, masquant sûrement une chevelure lentement blanchie sous le harnais du temps qui passe, hé, c'est qu'elle va allègrement sur ses 80 ans, Anne!..

Et c'est maintenant que le temps a passé, pour elle comme pour moi, qu'elle me bouleverse le plus: l'enfant qu'on a fait naître "parce qu'on voulait tant le connaitre!", mais à qui on demande pardon de le plonger dans un monde si dur: "berceuse pour un enfant de Bagdad", oui, mais qui pourrait être un enfant de n'importe où ailleurs. Et  le poignant et si joli et si tendre dialogue d'une mère et sa fille: "ma chérie", et aussi "les amis d'autrefois", et celle-ci, celle-ci, magnifique: " Les gens qui doutent", reprise il y a quelques années par de jeunes chanteurs, tels Jeanne Chéral et Vincent Delerm, en écho et en revendication, presque, à ce qui s'est passé et se passe ces jours-ci, à cause de fous furieux qui eux, ne doutent pas du tout...

Anne, ma soeur Anne, vendredi soir dernier, 13 novembre, a perdu son petit-fils dans la tuerie sanglante du Bataclan.

https://www.youtube.com/watch?v=WQuAugvtp2Y

https://www.youtube.com/watch?v=1fuKWfLEp38